Le délégué général Delouvier et De Gaulle
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Dans cette nuit du mercredi 27 au jeudi 28 janvier 1960, le haut fonctionnaire, brillant technicien, impassible, sûr de lui, de sa supériorité et de la rapidité de son intelligence, fait place à l'homme. Un homme ému, sensible, bouleversé. En trois heures il va écrire treize pages magnifiques qui prendront place parmi les grands discours de l'histoire de France.
Penché sur ses petites feuilles roses Delouvrier explique sa décision. Il veut d'abord faire comprendre la situation à la métropole. Il le fait admirablement avec des mots simples, des phrases qui touchent plus qu'elles ne frappent.
C'est à l'armée que s'adresse Delouvrier : « Vous ne referez pas le 13 Mai, il n'y a pas de de Gaulle en réserve, et si le président de la République rentrait à Colombey, la France pardonnerait-elle à son armée ? Il faudrait deux siècles pour guérir le divorce, et la grandeur de la France qui ne peut exister sans son armée y passerait... Il n'y a qu'une méthode pour en sortir, une et une seule, obéir au général Challe qui obéit au président de la République. »
Et puis c'est aux musulmans que Delouvrier décide de faire appel, leur demandant de crier « Vive de Gaulle ! » dans les rues des villes et des villages :
« En criant de Gaulle, vous devenez majeurs ; avec vos vies, celles de vos femmes, celles de vos enfants vous saurez sauver l'Algérie et le F.L.N. devra plier, disparaître, sans risque pour vous de retomber sous une prépondérance politique des Européens que ceux-ci ont abandonnée le 13 Mai. »
Mais c'est dans la dernière partie de son discours, s'adressant aux pieds-noirs, que Delouvrier va réussir à émouvoir ses auditeurs. Ces lignes, il les sort de ses tripes et ceux qui auront le courage de s'en moquer dans des heures pareilles sont bien au chaud dans leurs confortables bureaux ministériels ou dans leurs appartements douillets de bourgeois et ne se soucient guère du drame que vivent les Européens d'Algérie. Ce drame, Delouvrier le connaît, en souffre, veut y mettre fin. Ce n'est pas dans le style du haut fonctionnaire des Finances de mêler ses histoires de famille à la politique mais là, il le sent, il le faut. Il faut trouver les mots qui débrident la plaie, qui calment la douleur.
« Si je dois rejoindre le général Challe à son nouveau P.C. pour retrouver moi aussi ma liberté de commandement, je vous laisse, Algérois, le dépôt le plus sacré qu'un homme puisse avoir : sa femme et ses enfants. Veillez sur Mathieu, mon dernier fils, je veux qu'il grandisse, symbole de l'indéfectible attachement de l'Algérie à la France.  Et il met en garde Alger contre les risques  Il relit son discours, le signe, va se coucher et s'endort, apaisé, pour la première fois depuis quatre jours.

delouvrier

Vendredi 29 janvier. C'est le coup de poing à l'estomac. L'uppercut. Delouvrier s'est servi de dynamite contre la dynamite. Devant une foule passionnelle et passionnée, il a joué le coeur et les tripes. Il a gagné. Alger sent que le délégué général est un allié qui lui permettra de se sortir de ce mauvais pas. Car on sent que ça dure trop longtemps, que les insurgés, en six jours, n'ont rien obtenu, que jamais de Gaulle ne cédera.
Ce vendredi est la journée charnière. Pour la première fois depuis le dimanche tragique la balance ne penche plus en faveur de l'insurrection. Delouvrier a abattu ses cartes. Challe, de son côté, a repris de l'assurance.
Il a rassemblé les chefs des troupes qu'il a distraites des opérations de Kabylie et qui arrivent à Alger. Tous lui disent : Nous sommes là pour vous obéir, mon général. Les « colonels, tout comme Argoud, sentent qu'il faut composer. Le départ de Challe les a fait réfléchir. Il est trop tard pour espérer gagner le commandant en chef à leur cause. La situation psychologique est renversée.
Et puis les éléments s'y mettent à leur tour. De lourds nuages couvrent la ville. Depuis le début de l'après-midi des trombes d'eau lavent les trottoirs, les barricades, le plateau des Glières des débris que la foule y a abandonnés. Les flaques de sang, séchées au soleil et soigneusement protégées depuis le dimanche tragique se diluent, s'effacent, disparaissent comme si l'eau du ciel voulait tout balayer. Devant les éléments déchaînés, sous les torrents d'eau glacée la population a déserté les barricades ruisselantes. Les pancartes pleurent des larmes d'encre, les drapeaux se plaquent contre leurs hampes.
C'est la désolation. II est 20 heures. La tempête redouble et dans ce décor wagnérien, de Gaulle parle.

Il est en uniforme. Le visage est décidé, le poing serré.
« Si j'ai revêtu l'uniforme pour parler aujourd'hui à la télévision, dit-il, c'est afin de marquer que je le fais comme étant le général de Gaulle aussi bien que le chef de l'Etat. »
Et de Gaulle, en militaire, parle à l'armée, rappelle ses efforts, ses décisions.
Et de Gaulle flétrit dans un même élan oratoire l'organisation rebelle et ceux des Français d'Algérie qui veulent que le sort des Algériens soit d'ores et déjà décidé. Et le Général, frappant du poing sur la table évoque, la situation actuelle :

Ecoutez-moi bien ! En présence de l'insurrection d'Alger et au milieu de l'agitation parvenue au paroxysme, le délégué général, M. Paul Delouvrier, qui est la France en Algérie, et le commandant en chef ont pu, sous leur responsabilité, ne pas vouloir déchaîner d'eux-mêmes une bataille rangée. Mais aucun soldat ne doit, sous peine de faute grave, s'associer à aucun moment, même passivement, à l'insurrection. En fin de compte, l'ordre public devra être rétabli. Les moyens à employer pour que force reste à la loi pourront être de diverses sortes. Mais votre devoir est d'y parvenir ! J'en ai donné, j'en donne l'ordre. »
C'est la fin des illusions. Faire revenir de Gaulle sur sa décision ! Celui qui y parviendra n'est pas né. De Gaulle en prend la France à témoin.
« Eh bien, mon cher et vieux pays, nous voici donc ensemble, encore une fois, face à une lourde épreuve... Tandis que les coupables, qui rêvent d'être des usurpateurs, se donnent pour prétexte la décision que j'ai arrêtée au sujet de l'Algérie, qu'on sache partout, qu'on sache bien que je n'y reviendrai pas ! »
Dans le camp retranché, Ortiz, le col dégrafé, et Lagaillarde, en tenue léopard, ont écouté le discours au milieu de leurs partisans, chacun à un bout de la même pièce. Les U.T. en uniforme sont silencieux. Les deux chefs ont le visage grave. De Gaulle a parlé et ils savent déjà que la France l'approuve. Cette métropole, dont ils méprisent la « lâcheté », ne pourra jamais les comprendre...
A l'extérieur, les paras ont écouté le discours sur leurs transistors. A longues bouffées ils rejettent la fumée âcre des « troupes ». Sous les casquettes à longue visière les jeunes visages sont tendus.
Ely et Challe ont rejoint Delouvrier au quartier Rignot. Le délégué général a trouvé préférable d'y revenir pour quelques heures au, cas où les insurgés voudraient traiter sur les bases de son discours avant celui de De Gaulle. Les trois hommes ont écouté l'allocution du président de la République sur un poste qui marche mal. Quelques minutes plus tard, Argôud et Godard annoncent qu'ils n'arrivent pas à décider les insurgés.

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Manif du 24 janvier 1960